Au-delà de la simple répétition

Estelle MURRAY

Au sujet de : Spicher, C., Murray, E., Chapdelaine, S. & de Andrade Melo Knaut, S. (21 janvier 2025). Méthode de rééducation sensitive de la douleur : un nouveau mode de penser la complexité bio-psycho-sociale (1e édition) – Préface : Pierre Sprumont. Montpellier, Paris : Sauramps Médical, 396 pages.

 

« Dans mon choix, il y a une fidélité à tous les anonymes de la terre qui ont dit ‘non’, un jour, inspiré par un ‘oui’ plus vaste. (Lim, 2016) » (Spicher et al., 2025, p. 282)

 

Avril 2017, le diagnostic tombe : je suis sévèrement atteinte d’un Syndrome Douloureux Régional Complexe (SDRC) avec allodynie statique mécanique (AMS). Suite à l’interruption d’un programme de physiothérapie, incluant de la balnéothérapie, qui exacerbait les douleurs neuropathiques, je commence un traitement de Rééducation Sensitive de la Douleur (RSD) qui durera trois ans, jusqu’à mon départ à l’étranger. Des secondes, des minutes, des heures, des jours, des semaines, des mois, des années, jours et nuits, avec des lancers écrasants d'électricité au bout du pied droit cuisant et puis l'incessant fait enfin place à l'intermittent, le cruel au pénible. Le score (passant de 80 à 40 points) au Questionnaire de la Douleur Saint-Antoine (QDSA) représente une amélioration significative : le niveau de la douleur a diminué de moitié. Brûlante joie.

Malgré cette évolution vraiment positive, j’ai dû renoncer à de nombreuses activités qui m’étaient chères, laissé derrière moi de nombreuses identités qui m’avaient constituée. Je n’enseigne plus, ma mobilité reste encore réduite et le chemin pour sortir de la chronicité n’est pas terminé. Cependant, au cours de ces dernières années, j’ai réappris entre autres à retrouver l’équilibre sur un vélo électrique, ce qui m’ouvre des horizons inespérés. De formidables possibilités se sont également présentées par rapport au Réseau de Rééducation Sensitive de la Douleur (RRSD) : la contribution à sa revue électronique trimestrielle Somatosens Pain Rehab, l’invitation à deux modules de niveau 4 plus complexes (2020 et 2025), l’interaction au sein du réseau, notamment sur le Forum et comme présidente, sans fonction exécutive, devant juste mettre de l'huile dans les rouages de la vie des différents départements du réseau, avec toujours un œil qui traîne vers l’avenir.

Quant à Claude Spicher, fondateur de la méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur (méthode de RSD), il sent depuis des décennies que la rencontre avec d’autres disciplines est essentielle. Nourri de la pensée complexe d’Edgar Morin, il effectue cette fois-ci une nouvelle sortie du milieu propre à l’ergothérapie et à la rééducation sensitive, un saut courageux vers la philosophie.

En 2021, il me propose de devenir co-auteure d’une cinquième édition de Douleurs neuropathiques : évaluation clinique et rééducation sensitive (4e édition), manuel chaque fois plus complexe, qu’utilisent notamment les rééducateur·trices, lors de formations avancées. J’accepte ce défi vertigineux avec enthousiasme ; d’autant plus que le projet implique une reconnexion avec le champ de ma formation en Lettres (notamment la métaphysique, l’esthétique, la poésie, l’éthique, la phénoménologie et l’histoire de quelques religions) ainsi que l’approfondissement de certains sujets qui me fascinaient déjà il y a trente ans : la question du temps, du mal, le lien entre dialogues socratiques et psychanalyse, le dépassement de l’opposition logos / mythos, raison et imagination ; autant de notions à mobiliser cette fois-ci dans le contexte du soin et plus particulièrement pour penser l’alliance thérapeutique et le phénomène de la douleur.

 

« Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde. » (Deleuze & Guattari, 1980, p 9)


Plusieurs voix se rejoignent alors dans ce dialogue vivifiant : des voix intercontinentales, intergénérationnelles et interdisciplinaires, des échos d’auteures de temps hétérogènes, des témoignages de RSD·C® et d’autres patient·es. Cette pluralité de visions nous permet de nous éloigner de la dictature du même. Nous ne cessons de nous consulter, prenons le temps d’écouter ce que chacun a à dire, de définir des notions conceptuelles clés. En nous immergeant et en circulant dans le vaste leg en-cyclo-pédique des sciences, au sens large, la méthode de RSD prend un nouvel élan. Nous la revisitons en faisant une sorte de retour anamnestique pour la voir telle qu’elle est et peut advenir, en envisageant son avenir de manière critique, dans les meilleures conditions de possibilité et d’efficacité.

 

« L’objectif principal de Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur : un nouveau mode de penser la complexité bio-psycho-sociale est d’asseoir une méthode bio-psycho-socio-spirituelle, de créer une interface entre la rééducation, la réadaptation, la médecine, la neuro-imagerie, les neurosciences fondamentales, les sciences humaines, les sciences sociales et les sciences de la santé ; c’est une tentative de synthèse pour l’évaluation clinique et le soulagement des douleurs de nos semblables (Melzack, 2013). » (Spicher et al., 2025, p.29)

 

Étonnamment, cette trans-écriture nous amène à rédiger la première édition de ce que les Éditions Sauramps médical publieront en 2025 sous le titre Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur : un nouveau mode de penser la complexité bio-psycho-sociale. Le processus diachronique de l’écriture entre en résonance avec la notion clé d'anamnèse de l’approche thérapeutique de la RSD. Nous verrons plus tard comment, tant sur le sentier de l’écriture que sur celui de la chronicité des patient·es, il est possible d’opérer une bifurcation respectivement vers un autre livre et vers un autre état de santé.

Comment a eu lieu la rencontre entre la méthode de RSD et le questionnement philosophique ? D’une part, et peut-être paradoxalement, grâce aux abîmes existentiels que creuse le phénomène de la douleur et plus spécifiquement les douleurs neuropathiques. En effet, les questions-limites que soulèvent les situations-limites des patient·es[1] souffrant d’un SDRC (chronicité, invisibilité de la mutilation de certaines zones corporelles, décalage spatio-temporel, sensations paradoxales, angoisse, voire désolation) exigeaient un cadre qui intégrât la complexité, allant au-delà de la pensée simplificatrice, dominée par le modèle exclusif de la déduction.

 

« Là où la/le médecin déduit un diagnostic par exclusion, la/le géographe de la sensibilité induit une hypothèse de travail, appuyée par une anamnèse clinique et un examen rigoureux, inscrits dans le temps et dans l’écoute, en nommant la ou les branches supposées lésées et propose un programme thérapeutique en conséquence. » (Spicher et al., 2025, p.53)

 

D'autre part, puisque la science et la philosophie sont, dès leur origine, sœurs jumelles, il nous a semblé important de ne pas perdre les traces de la science occidentale. Dans la Grèce antique, les poètes étaient les gardiens de la mémoire ; or Platon, dans La République finira par les expulser de sa cité idéale, par opposer et hiérarchiser systématiquement le corps et l'Âme, la terre et le Ciel, le sensible et l'Intelligible, le devenir et l’Être. C'est le début d'un dangereux idéalisme que Descartes prolongera avec un sujet moderne de la connaissance, désincarné, réduit à une ‘chose pensante’, séparé de l’objet qu’il étudie.

Alors qu’une science mathématique universelle est mise en avant, Aristote, disciple de Platon, interroge à travers un esprit encyclopédique, le lien entre l’universel et le particulier. Les images sont de nouveau vues comme des formes de connaissance. Malheureusement, la Poétique, premier grand traité d’esthétique, ne parviendra pas en Occident dans L’Organon, son corpus de logique. La traduction d’œuvres du grec ou du latin vers l’arabe, langue scientifique de l’Âge d’or islamique, ainsi que les commentaires de textes que font des médecins philosophes qui cultivent les arts, ont été essentiels pour préserver l’esprit holistique des sciences.

Revenant aux situations-limites des patient·es atteintes d’un SDRC, elles ont éveillé notre intérêt pour les écrits d’auteur·es ayant vécu des situations extrêmes, comme le sont Emmanuel Levinas ou Etty Hillesum, déporté·es et subissant la האוש | Shoah |, littéralement ‘anéantissement’. Les premiers mots de méthode de RSD donnent le ton de la complexité de la souffrance-limite : “Het leven is en zinrijk.” La Vie est pleine de sens (Hillesum (1914-1943), 1981, [1985,2008]). Comment une vie peut-elle être pleine de sens dans un contexte où la mort est la protagoniste ? Leçon de vie qui nous fait voir analogiquement que c’est précisément dans le processus d’anamnèse clinique qu’il sera essentiel de détecter et d’intégrer des territoires de mort (tant physiques que psychiques) pour que la patient·e se sente à nouveau exister et ne succombe pas : « […] “Het klinkt bijna paradoxaal : door de dood buiten zijn leven te sluiten, leeft men niet een volledig leven en door de dood binnen zijn leven op te nemen, verruimt en verrijkt men zijn leven." Cela peut paraître presque paradoxal : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. (Hillesum, 1914-1943 [2008], p. 646) » (Spicher et al., 2025, p. 47).

« Vers un ailleurs en devenir » Estelle Murray

 

Liste des références bibliographiques

  • Deleuze, G. & Guattari, F. (1980). Mille plateaux. Paris : Les éditions de minuit.

  • Hillesum, E. (1981). Dagboek van Etty Hillesum. Bussum: De Haan/Uniboeck (NL).

  • Hillesum, E. (1914-1943 [1985]). Une vie boulversée. Journal 1941-1943 (traduit par Ph. Noble). Paris : Seuil.

  • Lim, H.J. (2016). Le son du silence. Paris : Albin Michel.

  • Masse, J., Dufort, M., Spicher, C. & Le Breton, D. (2018). EBAUCHE DE SYNTHESE Liminalité des expériences de la douleur. e-News Somatosens Rehab, 15(3), 117-124. Téléchargeable (16/4/2025) : https://www.somatosenspainrehab.com/articles/liminalit-des-expériences-de-la-douleur-44

  • Melzack, R. (2013). Préface. In C. Spicher & I. Quintal (Eds.), La méthode de rééducation sensitive de la douleur (2e éd.) (pp. 13-14). Montpellier, Paris : Sauramps Médical.

[1] A la liminalité des expériences de la douleur (Masse et al., 2018).

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