La rééducation sensitive des douleurs neuropathiques :paradoxale et merveilleuse, déroutante et incroyablement efficace
Mylène KIENTZI[1]
Ma Rencontre avec la Rééducation Sensitive des Douleurs Neuropathiques
Après quatorze ans de rééducation de la main, et bientôt dix ans dédiés à la rééducation sensitive de la douleur, je repense souvent à ma première rencontre avec la méthode.
Nous sommes en 2014. Sous l’impulsion de mon mentor, j’ai pris l’habitude de participer aux congrès nationaux, européens et mondiaux dédiés à la rééducation de la main. Cette année-là, en juin, lors du congrès de l’European Federation of Societies for Hand Therapy (EFSHT ), trois communications retiennent particulièrement mon attention :
· Une sur le Syndrome Douloureux Régional Complexe (SDRC) : “Complex Regional Pain Syndrome with partial hypoaesthetic skin and/or with static mechanical allodynia” pathologie qui me fascine toujours autant par sa complexité ;
· Deux autres sur les douleurs neuropathiques et l’allodynie : “Spontaneous Ongoing Neuropathic Pain and/or Touch-evoked Neuropathic Pain” “Static Mechanical Allodynia”.
Le point commun entre ces présentations ? Un même orateur : Claude Spicher. Je l’écoute attentivement. Devant un auditoire composé majoritairement de masseurs-kinésithérapeutes, il expose avec assurance et passion une idée qui défie toutes mes croyances : nous ne devons plus toucher le territoire allodynique de nos patients. Ne plus mobiliser l’articulation affectée par le SDRC. Il insiste : sans respecter ces étapes essentielles, nous risquons d’aggraver la symptomatologie de nos patients neuropathiques. Dans ma tête, un véritable débat intérieur éclate :
« Ne pas toucher ? Ne pas bouger ? Mais c’est l’essence de mon métier ! »
Je suis à la fois curieuse, perplexe, furieuse… perdue.
Je pense : « C’est de la folie ! »
Puis immédiatement : « Mais après tout, pourquoi pas ? »
Je me remémore certains patients, comme Béatrice, qui ne supporte même plus que je lui prenne la main tant la douleur est insoutenable après chaque séance. Peut-être que les méthodes apprises jusqu’alors ne sont pas appropriées pour Elle. Peut-être y a-t-il une autre approche ?
Un é-change qui change tout
La journée se termine, mais mes pensées continuent de tourbillonner. Lors d’un repas organisé par mon mentor et ses collègues, je retrouve Claude Spicher à table. Avide d’en savoir plus, ma curiosité prend le dessus. Nous engageons la conversation. Nous échangeons longuement sur cette méthode, pour moi révolutionnaire, sur le centre de rééducation de sensitive de Fribourg, sur la prise en charge des douleurs neuropathiques et bien d’autres sujets encore.
De retour dans ma chambre (après un petit Armagnac), ma première action est de commander la 2e édition du livre La méthode de rééducation sensitive de la douleur (Spicher & Quintal, 2013) et la 1e édition de l’Atlas des territoires cutanés du corps humain (Spicher et al., 2010). Je les dévore en une semaine, remplis des fiches pratiques sur l’évaluation et la rééducation des patients atteint de lésions axonales Aβ. À ce moment-là, je suis convaincue que je vais guérir tous mes patients douloureux neuropathiques. Ah, la jeunesse… La jeunesse est une ivresse continuelle : c’est la fièvre de la raison. ~ François de La Rochefoucauld (1613 – 1680)
Des illusions aux apprentissages
J’ai apporté le plus grand soin à la lecture du manuel et de l’atlas. J’ai commencé les premiers traitements dans la foulée. J’ai vu alors des patients dont la symptomatologie s’améliorait. Je me sentais alors capable de tout. L’ignorance engendre plus fréquemment la confiance que ne le fait la connaissance. ~ Charles Darwin (1809 – 1882)
Rapidement, la réalité me rattrape. Certes, il y a eu des succès, mais aussi des échecs :
Des patients dont la symptomatologie s’aggrave ;
Des abandons en cours de traitement ;
Des difficultés à expliquer cette approche au sein de l’équipe pluridisciplinaire.
Le point commun à ces résultats : une rigueur aléatoire lors des premières séances, un choix de patient trop complexe pour mes connaissances.
L’accueil et l’anamnèse des patients douloureux chroniques nécessite un soin particulier. L'anamnèse « signifie se rappeler, remonter le fleuve des souvenirs » (Spicher et al., 2025, p.210) a une place indétronable dans cette méthode : l’expérience clinique montre que selon la qualité de la relation des soignants (…) le sentiment ou non qu’il a d’être reconnu dans sa peine, le malade ne souffre pas de la même manière. Mais nécessite d’apprendre à écouter. C’est ce voyage le long du fleuve des souvenirs qui vous permettra d’ébaucher la première hypothèse d’une branche cutanée lésée (Spicher et al., 2010).
Je donnais le Questionnaire de la Douleur St-Antoine (QDSA) en auto-questionnaire pour gagner du temps. C’est une considérable erreur. Il « permet d’effriter le phénomène de la douleur, comme un sculpteur enlève avec son burin de la matière, éclat après éclat » (Spicher et al., 2025). Cette citation m’a fait comprendre tout récemment que le QDSA est comme une carte ancienne : entre des mains ignorantes, ce ne sont que des lignes et des symboles incompréhensibles. Mais confié à un explorateur aguerri, il devient la clé pour naviguer dans le labyrinthe de la douleur et en comprendre chaque recoin.
Puis viendra le moment de confirmer – ou infirmer – l’hypothèse de la branche lésée par la réalisation du bilan diagnostique de lésions axonales Aβ. Une fois encore, il devrait être effectué avec rigueur, au risque de partir dans la mauvaise direction.
Devant ce constat d’échecs trop fréquents, il était évident que je devais approfondir mes connaissances. Je me suis donc inscrite au cours de base à Bordeaux avec Eva Letournau, puis au module pratique avancé à Fribourg, avant de poursuivre avec le cours avancé à Bruxelles.
Une méthode qui transforme ma pratique
Cette année de formation a profondément modifié ma pratique professionnelle et, plus largement, ma vision de la rééducation – et sûrement celle de la vie.
Grâce à la rééducation sensitive de la douleur, j’ai intégré une communauté de pratique, rencontré des professionnels du monde entier, aidé des centaines de patients, échangé avec des prescripteurs et sensibilisé de nombreux confrères.
J’ai pu aider des dizaines de patients atteints de douleurs neuropathiques sur toutes les parties du corps, même si aujourd’hui, je me consacre exclusivement au membre supérieur.
Actuellement, je réserve deux après-midis par semaine aux douleurs neuropathiques, afin d’avoir les moyens matériels d’accueillir ces patients dans les meilleures conditions. Mais surtout l’esprit tranquille, libre et entièrement consacré à l’accueil des patients douloureux chroniques.
<< (…) le commencement de cette rencontre débute par l’accueil du patient [douloureux chronique] comme il est - et non comme nous voudrions qu’il soit. >> (Masse et al., 2018 ; Spicher et al., 2025, p.63)
Ils viennent chaque semaine ou tous les quinze jours, selon leur éloignement géographique. En France, en libéral, la rééducation des douleurs neuropathiques est rémunérée entre 16 et 18 € par acte, quelle que soit sa durée. Pourtant, cette méthode de RSD nécessite du temps et un véritable engagement. Heureusement, elle est peu onéreuse en investissement matériel :
Une boîte de monofilaments ;
Du papier millimétré ;
Quelques feutres ;
Un classeur avec les consignes d’auto-rééducation, et surtout ;
Une salle fermée, agréable et au calme.
Bien sûr, comme tout thérapeute, j’ai connu des réussites et des échecs. Mais une chose est certaine : lorsque cette méthode est appliquée avec rigueur, accompagnée d’un discours adapté auprès du patient et des soignants, les résultats sont exceptionnels : des vies changent, des visages s’apaisent, la douleur recule et le repos revient.
<< Sur le terreau du mal, de la douleur, de la misère physique et psychique se mettent à pousser des fleurs don l’arôme jusque’à ce jour. Une ex-soignée. >> (Spicher et al., 2025, p.56)
De la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité
Depuis toutes ces années, je m’efforce de communiquer avec tous les acteurs de l’équipe para-médico-chirurgicale, du ou de la soigné·e. Pour la plupart, j’éveille leur curiosité et ils me demandent en principe plus de références que celles déjà fournies (Bouchard et al., 2021). Nous pouvons alors échanger sur leurs peurs, leurs croyances ou leurs certitudes :
· Ne pas bouger ≡ raideur ;
· Ne pas toucher ≡ exclusion segmentaire, troubles du schéma moteur.
Afin de convaincre les sceptiques, je leur propose de mettre le patient au centre de nos discussions, et non nos techniques. Je reste intimement convaincue que la majorité des professionnels de santé souhaite le meilleur pour leur patient. A nous de les convaincre que nous proposons le meilleur.
<< (…) tout·e professionnel·le de la santé inquiété·e par la réalité des douleurs neuropathiques devrait critiquer le cadre théorique dans lequel évolue sa pratique, afin d’accueillir et de prendre soin de l’autre. >> (Spicher et al., 2025, p.119)
Un engagement continu
Depuis l’obtention de mon titre de RSDC©, je m’impose de rester constamment formée. J’investis dans chaque nouvelle édition du manuel ou de l’atlas, et je mets un point d’honneur à participer aux formations triennales (déjà trois modules niveau 4 !). Comment pourrais-je demander à mes patients de s’investir pleinement dans leur rééducation si moi-même je ne suis pas prête à en faire autant ? Ces cours d’experts en rééducation de la douleur sont des moments uniques : une parenthèse hors du temps. Nous quittons conjoints, enfants et l’intranquillité qui accompagne la parentalité, maison et patients pour vingt et une heures intenses et passionnées, consacrées exclusivement aux douleurs neuropathiques. Les participants viennent de nombreux pays (Brésil, Canada, Allemagne, Luxembourg, Suisse, France). Les accents se mélangent et font de cette formation un voyage accéléré. Durant ces trois jours, nous échangeons sur nos pratiques, nos difficultés, mais aussi nos doutes.
Nous organisons aussi des moments récréatifs inclus ou hors formation, afin de tisser du lien. Ce lien est indispensable à la pratique de la rééducation sensitive des douleurs neuropathiques. Cette méthode est fabuleuse, mais exigeante. Elle nous demande d’apprendre et de dés-apprendre en permanence, d’évoluer, de s’adapter à l’autre ; l’autre qui peut puiser dans nos ressources selon la complexité de la situation, instaurer une ambiance pesante selon son histoire, rendre la séance malaisante selon l’écho que ses propos auront sur nous, ou encore avoir un comportement psycho-pathologique. Ces situations requièrent, pour le bien-être du soignant, de ne pas être seul. Il en va du risque d’épuisement du soignant., mais aussi de sa santé.
L’adhésion au réseau de rééducation sensitive de la douleur est un engagement, mais aussi une richesse inestimable.
Références
Bouchard, S., Quintal, I., Barquet, O., Moutet, F., de Andrade Melo Knaut, S., Spicher, C. & Annoni, J.M. (2021). Douleurs neuropathiques : méthode d’évaluation clinique et de rééducation sensitive de la douleur. Encyclopédie Médico-Chirurgicale (EMC), Kinésithérapie-Médecine physique-Réadaptation, 9(1), 1-15.
Le Breton, D. (2017). TENIR Douleurs chroniques et réinvention de soi. Paris : Métailié.
Masse, J., Dufort, M., Spicher, C. & Le Breton, D. (2018). Liminalité des expériences de la douleur (Ébauche de synthèse). e-News Somatosens Rehab, 15(3), 117-124. Téléchargeable (20/02/2025) : https://www.somatosenspainrehab.com/articles/liminalit-des-expriences-de-la-douleur-44
Muller-Colard, M. (2021). L’intranquillité. Montrouge : Bayard.
Spicher, C. & Quintal, I. (2013). La méthode de rééducation sensitive de la douleur (2e édition) – Préface : R. Melzack. Montpellier, Paris: Sauramps Médical, 369 pages.
Spicher, C., Desfoux, N. & Sprumont, P. (2010). Atlas des territoires cutanés du corps humain : Esthésiologie de 240 branches (1e édition). Montpellier, Paris : Sauramps Médical, 96 pages.
Spicher, C., Murray, E., Chapdelaine, S. & de Andrade Melo Knaut, S. (2025). Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur : un nouveau mode de penser la complexité bio-psycho-sociale 1e éd.). Préface : P. Sprumont. Montpellier, Paris : Sauramps Médical, 396 pages.
[1] Masseur-kinésithérapeute DE, Orthésiste agréée, RSDC®, Institut Montpelliérain de la main, Clinique St Roch, Montpellier, France. kientzimylene@hotmail.fr