Le courage de dire «NON»: une étape cruciale sur le chemin escarpé de l’autonomie

Claude Spicher[1]

L’encouragement dont j’ai besoin,
Je le trouve dans la liberté que j’ai acquise.
HJ LIM –임현정

Lorsque j’ai été enseigné aux subtilités qui distinguent l’indépendance de l’autonomie (Fig. 1), j’ai eu de grandes difficultés à me représenter ce que pouvait signifier avoir ses propres normes. Issu d’une éducation de la haute bourgeoisie bernoise très stricte[2], le respect de très nombreuses règles avait envahi une bonne partie du quotidien de mon enfance, à commencer par ne pas contre-dire le père.

Figure 1 : L’indépendance et l’autonomie ne vont pas forcément de paire (Spicher et al., 1996).

A première vue, il ne semble pas aussi aisé d’établir ses propres normes. Dans un pays où la liberté d’expression est essentielle, il est possible de se forger sa propre opinion. Cependant, prendre le contre-pied de la doxa bien pensante relève vite de la pensée subversive. Enoncer que l’allodynie mécanique statique est une hypo-esthésie paradoxalement douloureuse au toucher (Spicher et al., 2008a, 2008b) s’apparente vite à de la dissidence, serait même passible du bûcher. « C’est difficile de dire « non » quand on s’oppose au plus grand nombre. C’est dangereux aussi puisqu’on se retrouve dans la situation du transgresseur. En disant que la terre est ronde, alors qu’on voit bien qu’elle est plate, on se met à la place d’un déviant, un anormal presque. Quand cette déduction s’oppose aux écritures, l’affirmation est blasphématoire. Celui qui pense ainsi mérite le bûcher. » (Cyrulnik, 2016)

Nonobstant, personne n'est totalement indépendant, ce qui a fait dire à Albert Memmi (1979) que « l'autonomie est la capacité de choisir sa propre dépendance en connaissance de cause, alors que l'hétéronomie est une dépendance subie. »

Les refusants

L’anthropologie structurale (Lévi-Strauss, 1964), nous apprend à cerner un champ d’étude par des doubles contraires ; à visiter les extrêmes pour définir notre propos. Avant de pouvoir éventuellement dire « NON » dans notre quotidien, commençons par imaginer comment refuser d’exécuter froidement un contrat parce que le chef de notre gang nous l’aurait ordonné. C’est la démarche qu’a tenté Philippe Breton (2009) en cherchant où s’origine le refus d’un exécuteur. Il a pu mettre en évidence que c’est la manière de refuser qui est le dénominateur commun de ces refusants : l’absence de commentaire, juste le refus d’agir. « En silence, sans éclat, ils ne se soumettent pas. Ils préservent en eux-mêmes un espace de liberté dont ils ne parleront pas. Ils ne disent même pas « non », simplement ils n’obéissent pas. » (Cyrulnik, 2016)

 

La blancheur de l’indifférent

A l’autre extrémité de la perspective anthropologique structurale nous trouvons ce que David Le Breton (2015) appelle la page blanche. Cette disparition de soi ne présente socialement ni refus ni accord ; posture où l’individu se désiste, lâche prise, cesse de s’agripper à un réel qui lui pèse ; un espace d’indifférence qui a quitté la vigilance pour faire place à : « Je préférais ne pas le faire » ; une tentative de vivre encore en se délestant de l’effort d’exister. Nous sommes peu éloignés de la phase de liminalité des patients douloureux (Dufort et al., 2018) qui devront tenter une réinvention de soi pour sortir de cette étape entre séparation et réagrégation (Turner, 2008). Socialement cette posture du laisser-tomber peut s’apparenter à un manque de courage, voire de lâcheté, mais ce qui est certain c’est qu’elle correspond en premier lieu à un effondrement du narcissisme, ô combien nécessaire.


Passez votre chemin, sans vous justifier

« Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler » (Ecclésiaste 3, 7). Il y a un temps pour débattre, argumenter, rétorquer, s’insurger, contester, se révolter, mais il y a aussi surtout un temps pour se lever et quitter la pièce, calmement, dignement, sans mot dire. Cet agir sera tout aussi parlant que tout discours ; d’autant plus face à quelqu’un qui ne peut - ou ne veut - entendre, qui serait sourd à toute réplique. En d’autres termes, osez simplement le « NON » et passez votre chemin, sans vous justifier.

 

La parole : une cendre ardente

Le silence est d’or, mais la parole est d’argent comme dit le dicton populaire. C’est omettre, peut-être un peu vite, que « la parole ne fait pas qu’exprimer la réalité, mais crée la réalité » (Sticker, 1982). C’est bien toute la violence qui est faite aux femmes lorsqu’elles disent « NON » – pour autant qu’elles ne restent pas sans voix – et qu’il passe outre. Comme l’a si bien exprimé Isabelle Adjani, la femme a le droit de disposer de son corps. C’est sa liberté – qu’elle porte le patrimoine génétique d’un autre – ou non. Nonobstant, la parole est cendre ardente parce qu’elle devient flamme qui s’embrase (Abécassis, 2018). Balbutier l’indicible, ouvre, redonne de l’air, libère, déploie, fait danser les montagnes comme dit le psalmiste.

Cependant, la parole véhicule aussi des concepts-valises, vide de sens, dont il faut se déprendre. « Lâcher-prise : Quelle est cette prise que je dois lâcher ? Désignons-la. » (Midal, 2017) ou encore tout simplement « Je laisse passer … » Jollien, 2017)

 

Apprendre à résister

Apprendre à ne pas répondre à une stimulation immédiate nous apporte un premier degré de libre arbitre. Olivier Houdé (2017) a étudié comment une stimulation véhiculée par les récits d’alentour était l’objet d’une résistance de l’individu. Il a modélisé trois systèmes cognitifs (Fig. 2).

Figure 2 : Le système d’inhibition interrompt le système heuristique pour activer le système algorithmique.

L’enclenchement de cette résistance par l’inhibition est comme une évidence. Toutefois, l’élaboration d’un raisonnement, la recherche d’informations pour se forger son propre point de vue prend du temps. Ce système hypothético-déductif, qui lutte contre les amalgames (Fig. 3), requiert des outils cognitifs tels que le « discernement : intelligence de distinguer et de séparer. » (Abécassis, 2018)

 Figure 3 : La résistance cognitive à contre-courant (Houdé, 2017). Il est difficile de dire « non » lorsqu’on s’oppose au plus grand nombre.

« Autrement dit si la conclusion est crédible, on l’accepte le plus souvent sans examen - c’est l’heuristique de la croyance - ; si elle est non crédible, on cherche alors (et alors seulement) si elle découle validement des prémisses, en appliquant l’algorithme de vérification logique.  »
— (Houdé, 2017)

La NON-violence

Se placer fermement, avec courage, désarmé face à un agresseur (Fig. 4) s’appelle de la NON-violence. L’homme béliqueux sera alors les bras ballants, sa colère fera place à la stupeur et la stupeur à la réflexion (Toulat, 1983).

Figure 4 : En 1989, sur la place Tian’anmen à Pékin.

Lanza Dela Vasto (1951), que Gandhi appelait « Shantidas », c'est-à-dire Serviteur de paix, avait montré que le cœur de la violence consiste à vouloir défendre la propriété privée, le patrimoine légué par héritage, voire par filiation génétique. Au contraire, la force pour apaiser les conflits s’alimente dans la connaissance de soi, la recherche de ce qui est véritablement notre essence, car, il faut le reconnaître, trop souvent nous nous méconnaissons.


Sans craindre les conséquences

La liberté rime avec dignité. Un jour, une heure, un instant, l’intolérable n’est juste plus possible : une évidence comme un souffle ténu vous murmure à l’oreille que : « ça suffit ». Le sacrifice, la recherche incessante de reconnaissance, être corvéable à merci, finit par devenir une auto-maltraitance qui s’originerait dans la brutalité avec laquelle nous cohabitons avec nous-mêmes.

« S’aimer n’est pas niais. C’est avoir le courage de sortir de notre prison d’usures, d’habitudes, d’injonctions. C’est trouver, au fond de soi, la capacité de dire non, un vrai non, quand je prends conscience que ce que l’on me demande est inacceptable et que ce que je ressens est juste : je m’aime assez pour me faire confiance, je sais que je ne peux pas aller au-delà, par amour pour moi (…). Le courage, à l’inverse de la lâcheté, est un acte profondément narcissique : se faire confiance, croire davantage à ce que nous dit notre conscience que ce qu’affirment les discours dominants.  »
— (Midal, 2017)

Ce regard bienveillant nous permet dès maintenant – et non demain – de nous regarder en toute liberté dans un miroir, afin de nous déployer sur le chemin escarpé de l’autonomie.

Remerciements : L’auteur ressent et exprime ici une immense gratitude envers toutes les personnes qui, tout au long de ces décennies, ont permis l’émergence de ce texte, version après version – au moment capital et habituel où l’auteur n’a plus envie de se relire. « Si en ces temps obscures, écrire à contre-nuit était respiration profonde, assentiment de la vie à la vie ? » Gilbert Baudry

 

Liste des références bibliographiques

  • Abécassis, E. (2018). Le maître du Talmud. Paris : Albin Michel.

  • Baudry, G. (2016). Sous l’aile du jour. Mortemart : Editions Rougerie.

  • Breton, Ph. (2009). Les refusants. Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ? Paris : La Découverte.

  • Cyrulnik, B. (2016). Ivres paradis, bonheurs héroïques. Paris : Odile Jacob.

  • Dufort, M., Spicher, C. & Le Breton, D. (2018). EBAUCHE DE SYNTHESE Liminalité des expériences de la douleur. e-News Somatosens Rehab, 15(2), 63-71.

  • Ecclésiaste / Qohéleth 3, 7. Traduction œcuménique de la Bible. Paris : Le Cerf.

  • Houdé, O. (2017). Apprendre à résister (2e éd.). Paris : édition Le Pommier.

  • Jollien, A. (2017). Le chemin du OUI. In Ch. André (éd.) Méditez avec nous, (pp. 403-421). Paris : Odile Jacob.

  • Lanza del Vasto (1951). Œuvres complètes Tome II. Paris : Denoël.

  • Le Breton, D. (2015). Disparaître de soi. Une tentation contemporaine. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2017). TENIR. Douleur chronique et réinvention de soi. Paris : Métailié.

  • Levi-Strauss, C. (1964). Mythologiques tome 1 : le cru et le cuit. Paris : Plon.

  • Lim, H.J. (2016). Le son du silence. Paris : Albin Michel.

  • Memmi, A. (1979). Les dépendances. Paris : Gallimard.

  • Midal, F. (2017). Sauvez votre peau ! Devenez narcissique. Paris : Flammarion.

  • Spicher, C., Castelein, P. & Izard, M.H. (1996). Ergothérapie en physiatrie: identité et coopération, entre art et technique. In M.H. Izard, M. Moulin & R. Nespoulous (Eds.), Expériences en ergothérapie, 9e série, (pp. 1-17). Montpellier, Paris: Sauramps médical.

  • Spicher, C.J., Mathis, F., Degrange, B., Freund, P. & Rouiller, E.M. (2008a). Static Mechanical Allodynia is a Paradoxical Painful Hypo-aesthesia: Observations derived from neuropathic pain patients treated with somatosensory rehabilitation. Somatosens Mot Res, 25(1), 77-92.

  • Spicher, C.J., Ribordy, F., Mathis, F., Desfoux, N., Schönenweid, F. & Rouiller, E.M. (2008b). L’allodynie mécanique masque une hypoesthésie: Observations topographiques de 23 patients douloureux neuropathiques chroniques. Doul & Analg, 21, 239-251.

  • Sticker, H.-J. (1982). Corps infirme et sociétés. Paris : Aubier.

  • Toulat, J. (1983). Combattants de la non-violence. De Lanza del Vasto au général de Bollardière. Paris : Edtions du Cerf.

  • Turner, V. (2008 [1969]). The Ritual Process. Structure and Anti-Structure. (2nd ed.). Piscataway (NJ) : Aldine Transaction.

[1] Thérapeute de la main certifié suisse (2003 – 2028), Centre de rééducation sensitive du corps humain, Clinique Générale, Rue Hans-Geiler 6, CH-1700 Fribourg (Suisse)

claude.spicher@neuropain.ch    @claudejspicher

[2] Si mon arrière-grand-père avait pris un billet sur le Titanic, il aurait été en première classe.

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«L’offesa più atroce che possa essere fatta a un uomo è quella di negare che lui soffra.»

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