Vers un silence enfin habité
Claude SPICHER[1]
« C’est du silence que peut naître une parole subtile, pénétrante, communicative, sensée, lumineuse, et même, oserai-je dire, thérapeutique, capable de consoler. »
Introduction
La méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur (RSD) propose aux clinicien·nes apprennant·es un système didactique du simple au complexe, par niveaux : 1. cours de base, 2. avancé, 3. certification et pour les situations plus complexes, les cours ‘niveau 4’. En février 2020, lors du quatrième cours, ainsi nommé, pour le vernissage de la 4e édition de notre Manuel, nous commencions déjà à évoquer la place du silence lors d’une anamnèse clinique[2] :
« Ce moment privilégié devrait être considéré plus comme un récit à deux voix, qui devrait permettre au patient d’évoquer, de qualifier son symptôme, qu’un interrogatoire qui devrait produire un score. Il peut aussi laisser la parole se libérer sans craindre les conséquences (Spicher, 2018). Cependant, c’est dans le silence – et NON le tumulte et le bruit – que peut être accueillie et recueillie par le thérapeute la plainte du patient, balbutiée du bout des lèvres, voire souvent exprimée avec véhémence. Combien de fois n’avons-nous pas entendu des patients se plaindre de pas avoir été entendus ni même écoutés par un expert sans cesse dérangé au point que le patient lui-même finit par se croire dérangeant. » (Spicher et al., 2020 ~chapitre 8 : le Questionnaire de la Douleur St-Antoine)
Le 5 février 2025, lors du 5e cours ‘niveau 4’ et du vernissage de notre AUTRE livre, la place du silence dans la clinique et les soins se tissait en filigrane, avec pas moins de 34 occurrences ; l’arrivée comme co-autrice d’Estelle Murray, ex-soignée, y était sans conteste pour quelque chose :
« Afin de tisser le récit à deux voix d’une anamnèse clinique des phénomènes de la douleur, créons un réceptacle de silence, un espace - temps où le téléphone ne sonne que pour l’urgentissime, où personne ne pénètre dans la salle de soins sans y être invité expressément, en deux mots, créons un Vide habité. Ce n’est qu’au prix de ce préalable, en étant attenttif·ve, que l’un·e et l’autre pourront percevoir la solennité de l’instant (Singer, 1996). ‘Ce sont ces instants hors du temps où dans l’invisible quelque chose se déploie et se tend.’ écrit la pianiste 임현정 | LIM Hieon Jeong | dans Le son du silence qui illumine le monde. (Lim, 2016). » (Spicher et al., 2025 ~chapitre 2 : le Phénomène de la douleur ~ sous-chapitre : De l’agitation à la perception d’un phénomène de la douleur)
Vers une phénoménologie du silence enfin habité
Aujourd’hui, c’est il momento giusto e opportuno d’intégrer à part entière le silence dans la phénoménologie de la douleur, car l’écoute prime. Non seulement, afin d’interrompre nos processus thérapeutiques planifiés et simplement d’écouter, voire, si possible, entendre l’insondable altérité de l’autre, mais en sus de considérer la parole comme une calligraphie du silence[3] :
« La parole est la partie audible du silence. »
a). Les soigné·es
Depuis la pandémie corona, le concept de brain fog (Yong, 2022) est apparu pour tenter d’exprimer le phénomène d’errement et de flottement (Simonet, 1994) que vivent les personnes qui souffrent d’un syndrome post-COVID. Le fog, ce phénomène où le cerveau est embrumé, s’étend à l’étude du phénomène de la douleur des patient·es qui souffrent depuis plus de six mois (Dass et al., 2023 ; 2025). L’enjeu serait, dès lors, de tenter d’entrer en résonnance avec ce phénomène, ce qui est une gageure, notamment lors de la recherche des symptômes du/de la soigné·e habité·e par des affres d’angoisse de morcellement, d’attachement-arrachement ou de mort.
~ ~ ~
« Mais de quel silence parlons-nous ? Il y a des silences : du silence majestueux, silence ressourçant, silence déstabilisant, silence angoissant, silence dérangeant, silence apaisant, silence glauque, silence assourdissant, silence paralysant, silence reposant ... au silence habité qui règne dans le Vide habité (Singer, 1996). » (Spicher et al., 2025)
~ ~ ~
Chez les patient·es douloureux·ses neuropathiques depuis plus de six mois, le bruit intérieur — celui de la douleur, de l’hypervigilance sensorielle, du flux cognitif défensif — envahit tout. Le silence, pour iels, n’est pas une absence de son, mais un territoire interdit : trop vide, donc menaçant. La douleur, en saturant la perception, empêche le repos du système d’écoute, au sens large : écouter le monde, écouter l’autre, s’écouter soi. Phénoménologiquement, il n’y a plus de distance, plus d’entre-deux : tout est plein, tout est bruit. C’est pourquoi le silence enfin habité n’est pas l’absence ; c’est une PRÉSENCE RENDUE POSSIBLE, un retour de l’écart entre le sujet et le monde, entre soi et ce qui résonne. Parole et silence sont des compagnons indissociables, deux facettes d'une même réalité. Ce serait le début du chemin des nuits sans repos vers un sommeil réparateur – de nuit comme de jour.
Photo d’Andraz Lazic
b). Les soignant·es
Toutefois, ce retour au silence enfin habité n’est possible qu’en commençant par le commencement, à savoir, que le/la soignant·e soit un réceptacle de silence et qu’une hygiène de la recherche des bruits intérieurs / extérieurs, in·dépendants / dépendants de sa volonté (Fig. 1) ait sa place dans son temps de travail. Au Centre de rééducation sensitive du corps humain (Suisse), les journées de certain·es – et dans la mesure du possible - sont rythmées par des temps d’introspection, entre chacune des sept séances de traitement – comme un temps de sédimentation de la densité des échanges précédents.
Figure 1 : infographie du silence ; vers une typologie des bruits.
« Ik zal me vandaag terugtrekken en uitrusten in m’n eigen innerlijke stilte. In de innerlijke ruimte van stilte, waar ik nu een hele dag gastvrijheid annvraag. »
« Je vais me retirer et me reposer aujourd’hui dans mon silence intérieur. Dans l’espace intérieur de silence où je me demande en cet instant l’hospitalité pour une journée entière. »
Conclusion
Tenons-nous à la lisière et « Offrons-nous ce silence. » (Singer, 1996)
Remerciements
Comme à l’accoutumée, cet article n’aurait jamais vu le jour sans d’innombrables relecteur·es relecteur·ices membres de notre communauté de pratique, assitant·e à l’apprentissage, citoyen·nes. Leur redoutable tâche consiste à garantir une cohésion de l’ensemble, ainsi qu’à chasser les erreurs de syntaxe et d’orthographe. Nous les remercions de tout coeur pour leur contribution inestimable.
Références
Bianchi, E. (2001). Les mots de la vie intérieure. Paris : Cerf.
Dass, R., Kalia, M., Harris, J. & Packham, T.L. (2023). Understanding the experience and impacts of brain fog in chronic pain: A scoping review. Can J Pain, 7(1), 1–23.
Dass, R., Antony. A.C.& Packham, T.L. (2025). Brain fog in chronic pain: A concept analysis of social media postings. Open Health, 6, 20250077, 1-9. Récupéré le 19/10/2025 sur https://www.degruyterbrill.com/document/doi/10.1515/ohe-2025-0077/html?srsltid=AfmBOoqkaxECRuV2Bu8CAOut6OitW1Y-ESxNqsni1rM6qp4SG9ygY3u4
Hillesum, E. (1981). Dagboek van Etty Hillesum. Bussum: De Haan/Uniboeck (NL).
Hillesum, E. (1914-1943 [1985]). Une vie boulversée. Journal 1941-1943. Paris : Seuil.
Lim, H.J. (2016). Le son du silence. Paris : Albin Michel.
Simonet, V. (1994). L’ergothérapeute face à une intégrité corporelle blessée. In M.H. Izard, M. Moulin & R. Nespoulous (Eds.), Expériences en ergothérapie, 7e série, (pp. 241-247). Montpellier, Paris : Sauramps médical.
Singer, C. (1996). Du bon usage des crises (Coll. Espace libre). Paris : Albin Michel.
Spicher, C. (2018). Le courage de dire « Non » : une étape cruciale sur le chemin de l’autonomie. e-News Somatosens Rehab, 15(2), 57-62. Téléchargeable (19/10/2025) : https://www.academia.edu/42659542/Le_courage_de_dire_NON_une_%C3%A9tape_cruciale_sur_le_chemin_escarp%C3%A9_de_l_autonomie
Spicher, C., Barquet, E., Quintal, I., Vittaz, M. & de Andrade Melo Knaut, S. (2020). DOULEURS NEUROPATHIQUES : évaluation clinique & rééducation sensitive de la douleur : (4e édition) – Préface : François Moutet. Montpellier, Paris : Sauramps Médical, 376 pages.
Spicher, C., Murray, E., Chapdelaine, S. & de Andrade Melo Knaut, S. (2025). Méthode de rééducation sensitive de la douleur : un nouveau mode de penser la complexité bio-psycho-sociale (1e édition) – Préface : Pierre Sprumont. Montpellier, Paris : Sauramps Médical, 396 pages.
Yong, E. (2022). One of long COVID’s worst symptoms is also its most misunderstood. Récupéré le 19/10/2025 sur : https://www.theatlantic.com/health/archive/2022/09/long-covid-brain-fog-symptom-executive-function/671393
[1] Centre de rééducation sensitive du corps humain, Clinique Générale, rue-Hans-Geiler 6, CH-Fribourg & McGill University lecturer claude.spicher@mcgill.ca
[2] Anamnèse clinique : terme qui signifie se rappeler (en grec ancien Ἀνά-μνησις | ana-mnêsis |). Elle est effectuée à l’aide d’un des McGill Pain Questionnaires. Ce moment privilégié est un récit à deux voix – le/la soignant·e et le/la soigné·e – en remontant le fleuve des souvenirs et des oublis salutaires.
[3] Le silence se substitue à la feuille blanche, la parole au pinceau.